Terra Nova Magazine (2008)

Mai 2008

Cherchez l’Arcadie

Interview avec l’écrivain H. Nigel Thomas

Par Felicia Mihali

Gilles  Valiquette

Par je ne sais quel hasard, mon adresse courriel est arrivée sur la liste d’envoi de The Yellow Door, de qui on lit sur leur site web :  «The Yellow Door is a community organization offering volunteering opportunities to its constituents. We provide an outreach program for seniors, a music and poetry venue for amateur artists, and meeting rooms for community groups. Situated in downtown Montreal, the Yellow Door has been an integral part of its community for over 100 years. Also known as the YMCA of McGill, the organization has always espoused precepts of social justice, freedom of expression, spirituality and personal growth.”

En tant que rédactrice en chef d’un magazine qui est principalement rédigé en français, je dois avouer que, généralement, nous recevons des communiqués de presse concernant surtout le côté francophone de la culture québécoise. En matière de culture, les deux communautés gardent la même démarcation qui sépare les deux langues maternelles. (Le seul grand événement littéraire montréalais qui ait réussi avec succès la réunion des deux communautés est le Festival international Metropolis Bleu, qui se déroule annuellement à Montréal, fin avril début mai.) Le reste de l’année, l’institution littéraire montréalaise fonctionne comme suit : les auteurs francophones se voient analysés et interviewés pas La Presse, Le Devoir, Voir, Ici, les auteurs anglophones par The Gazette, Mirror, Hour. Les deux côtés sont méfiants concernant la capacité de l’autre de lire en version originale ce qui n’est pas produit dans sa langue maternelle. Et pour les auteurs vraiment à succès, on attend patiemment leur traduction.

Le fait que The Yellow Door ait pris contact avec Terra Nova m’a réjouie. J’y ai découvert les intéressantes lectures qu’Ilona Martonfi organise au 3625 Aylmer, avec des auteurs anglophones desquels les francophones n’ont aucune idée. Et c’est ici que j’ai lu pour la première fois sur un auteur dont le livre a attiré mon attention. Il s’agit de H. Nigel Thomas et de  son roman, Return to Arcadia. Lorsque j’ai demandé le livre en service de presse, l’auteur s’est vite montré volontaire pour en parler à son éditeur. Après avoir regardé le site de Terra Nova, il a tenu toutefois à me redemander si nous faisions des critiques de livres écrits en anglais. Je ne pense pas que M. Thomas doutait de ma capacité de lire en anglais, mais de l’intérêt que nos lecteurs, majoritairement francophones, porteraient vraiment à la littérature anglo-canadienne. Dans ma réponse, je voulais être rassurante concernant les deux aspects. Le cas de Nigel est en soi un exemple qui parle de lui-même : originaire des Caraïbes, il écrit en anglais et a enseigné dans une université francophone. Ce mélange linguistique n’est-il pas rassurant en ce qui concerne l’intérêt que les deux communautés se portent de plus en plus? Vous allez me dire que c’est un rêve, mais si vous comparez le paysage littéraire des trente dernières années, et particulièrement des dix dernières avec ce qui était auparavant, on sent, par-ci par-là, le vent des changements.

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Sans hésiter, je place le livre de H. Nigel Thomas, publié par TSAR Publications, dans la nouvelle littérature migrante émergente au Québec, malgré l’opposition de certains spécialistes francophones à reconnaitre cette littérature comme un chapitre digne d’attention dans l’histoire littéraire. Joshua, le personnage amnésique de Nigel, se place dans cette zone grise de héros embrouillés dans les fils de leur identité. Joshua vient d’une île des Caraïbes, une fictive Isabella qui peut ressembler à St-Vincent, le lieu de naissance de Nigel. Né d’une femme noire violée par le maitre de la plantation de canne à sucre où elle travaille, adopté par la suite par l’épouse du maitre après la mort de celui-ci, Joshua est Blanc de peau et Noir dans son identité. Trouvé un jour, presque gelé, sur le Mont-Royal, amené dans un hôpital psychiatrique, Joshua se réveille le lendemain sans savoir qui il est. Le livre parle de ses essais désespérés pour ranimer son passé. Le va-et-vient entre passé et présent fait du livre de Nigel Thomas le Buildungsroman de Joshua, mais, en même temps, de toute une époque, de la mentalité sociale et raciale générée par les changements qui suivirent les années soixante. En plus, Joshua n’est pas un immigrant typique : il n’est pas quelqu’un à la recherche d’un job, ni humilié par son employeur ou par son propriétaire. Son cas est plus complexe, car en plus d’être homosexuel, il est masochiste. La recherche de son drame va non seulement puisée dans sa race, mais dans son psyché aussi. Le retour dans l’Arcadia de son enfance serait-il une solution? Quoi qu’on dise, le pays natal reste l’endroit où l’on se fait le plus rapidement des amis et des ennemis (je cite de mémoire le livre).

Comme à chaque fois que je lis un livre écrit par un immigrant, la curiosité m’emporte, même si l’expérience de Nigel ne ressemble pas du tout à la mienne. Originaire des Caraïbes, connues pour son passé colonial et l’oppression raciale, Nigel est venu au Canada l’année suivant celle de ma naissance (1968). Avec des années passées en tant qu’enseignant de français et d’anglais à Montréal, suivies par des études doctorales qui l’ont amené à enseigner la littérature américaine à l’Université Laval, Nigel est un contemporain de tous les grands changements sociaux, culturels et économiques du Québec. Son expérience me semble l’une des plus intéressantes :

F.M. Nigel Thomas, votre expérience à travers les trente dernières années au Québec, vous donne un statut à part : si vous n’êtes pas un vrai Québécois, vous êtes de toute façon quelqu’un qui connaît bien l’endroit. Qu’en est-il des rapports avec votre enfance passée à St-Vincent et votre adolescent et maturité à Montréal?

N.T. Comme la plupart des immigrants, j’ai quitté mon pays parce que je croyais pouvoir trouver une meilleure vie ailleurs : une formation universitaire, une culture cosmopolite, un revenu qui me permettrait une existence plus diversifiée, une société plus ouverte sur l’homosexualité, etc. Rendu au Canada, plus précisément à Montréal, j’ai compris, petit à petit, que pour ce faire, il fallait accepter une vie d’isolement. La communauté, dans la forme  où elle existe à St. Vincent, n’était pas possible ici, car la société est structurée différemment. Ici, l’individualisme prime et l’amitié n’est pas gratuite.

J’ai aussi découvert qu’avec le titre d’immigrant on m’avait déjà accordé le rôle de l’employé à bon marché. En plus, en tant qu’immigrant noir, certains travaux m’ont été réservés. À l’université, je me trouvais avec des professeurs qui parlaient des Noirs en tant que primitifs et déficients intellectuels. Dans la société, j’avais à me défendre contre des stéréotypes qui ont survécu à l’esclavage noir. Tout cela était pour moi un assaut sur mon humanité. Donc conserver ma dignité était parmi mes plus importantes priorités et beaucoup de mon énergie y était consacrée.

À l’obtention de mon bac, je songeai sérieusement à retourner chez moi, sauf que la liberté sexuelle que je vivais ici n’était pas possible chez moi. Donc j’ai continué mes études. Il est aussi vrai qu’au début des années ’80, le sort des immigrants s’était amélioré. La discrimination brutale avait diminué et les immigrants trouvaient ici et là des espaces pour s’installer dans l’économie canadienne. Les communautés immigrantes se sont élargies, et je me sentais moins isolé qu’avant. Bien sûr, le processus d’adaptation à une nouvelle culture était en majeure partie déjà accompli.

F.M. À l’époque de votre arrivée, je pense que la démarcation entre les deux solitudes était encore plus évidente qu’aujourd’hui. Vous parlez avec facilité les deux langues, vous avez travaillé dans les deux langues, et vous écrivez en anglais. En ce qui vous concerne, quelle place occupez-vous dans ce paysage linguistique et spirituel?

N.T. À vrai dire, dans mes 15 premières années ici, mon rôle était en grande partie spectateur de la société québécoise. Bien sûr, j’apprenais le français, j’étudiais la littérature québécoise, je suivais le débat souverainiste, je comprenais les arguments fondés sur les deux nations fondatrices et la décolonisation. (J’étais en partie sympathique; après tout, moi-même j’étais né et j’avais grandi dans une colonie anglaise). J’observais aussi la fonte(la perte d’influence) du Catholicisme, chose qui me plaisait énormément. Mais je faisais le tout plutôt comme un exercice intellectuel : d’une part, parce que je ne savais pas quel était mon rôle dans cette société, d’autre part, parce que je plaçais le tout dans ce que l’on pourrait appeler le drame inhérent à la condition humaine (au modèle de la Révolution française, pour ne pas dire ma déception face aux pays qui avaient gagné leur indépendance des colonisateurs à la fin des années ’50 et au début des années ’60.) 

L’exception était la politique portant sur la langue française. La loi 101, à mon avis, était en majeure partie justifiée. De ma perspective de l’étranger, l’arrogance des Québécois anglophones, leur sens de supériorité face aux Québécois francophones, me paraissait bizarre et nécessitait un correctif. Par contre, je craignais qu’une conséquence de la loi 101 puisse faire du Québec une sorte de ghetto linguistique.

À Québec, dans les années ’90, je sortais pendant neuf ans avec un Québécois, une expérience qui m’a permis de vivre la culture dans son quotidien et de voir dans le folklore et la culture orale en général des ressemblances avec la culture antillaise. (Je m’en sers dans le roman que suis en train d’écrire) J’ai pu également observer de très près comment les Québécois tissent et expriment leur identité et comment la langue symbolise toutes sortes de sentiments qui, proprement dit, ne lui appartiennent pas.

Cela dit, je ne partirai pas en guerre à la défense d’une langue. La raison est simple : ma langue maternelle m’a été imposée par la colonisation. Les langues pour moi sont principalement des outils de communication, des ponts entre cultures différentes. (À ce titre, je voulais être polyglotte, désir que j’ai sacrifié pour la poursuite d’un doctorat.) Pour donner un exemple concret : je vivais à Québec pendant les débats sur les accords du Lac Meech et Charlottetown, et beaucoup de gens voulaient connaître mon opinion sur le sujet. J’ai répondu que je n’en avais pas puisque je n’étais ni anglais ni français : j’étais Noir, réponse qui a évoquée beaucoup d’hostilités. À l’heure actuelle, je me vois, pour emprunter un cliché, comme citoyen du monde global. Ma préoccupation est et restera la dignité humaine. Montréal-Québec-Canada c’est la scène où se passe le drame de mon existence. Par nécessité, j’accepte un certain nombre d’étiquettes tout en ayant horreur des étiquettes. 

F.M. De nos jours, pensez-vous que votre arrivée au Canada se serait déroulée autrement? Qu’est-ce que le processus d’accommodement raisonnable a signifié pour vous? Pensez-vous qu’aujourd’hui il aurait été différent?

N.T. Définitivement. Il existe maintenant des communautés d’accueil pour les immigrants arrivants des quatre coins du globe. Il y a 100,000 immigrants des Caraïbes anglophones à Montréal maintenant et ils ont tous leurs organismes d’appui. Les préjugés crus d’antan sont largement disparus à Montréal. (Je suis certain que c’est le cas pour Toronto et Vancouver, les deux autres villes canadiennes multiculturelles.)  Cependant, ils en existent à Québec et ailleurs où les immigrants sont moins nombreux.

Ces préjugés-là ont été soulignés par la déclaration de Hérouxville. Le processus d’accommodement raisonnable a donné lieu à une chose positive : on ne peut plus nier le racisme ou, si l’on préfère, la xénophobie répandue à travers la province.

F.M. Concernant le personnage de votre dernier roman, le goût de Joshua pour la violence sexuelle m’a surprise. Pourquoi un masochiste? À cause de ce détail, votre livre a signifié pour moi un double défi. Faut-il prendre cela comme un simple fait divers, la vie d’une riche excentrique qui erre dans les bars gay à Londres, ce qui le rapproche un peu de la famille de Dorian Gray? Ou c’est l’effet du conflit entre l’origine Africaine et le destin Blanc du personnage?

N.T. De bonnes observations. Il y a peut-être un peu de tout cela dans le phénomène. Quand, dans mon adolescence, je commençais à me questionner sur mon homosexualité, j’ai découvert des informations sur le sadomasochisme. Cette pratique m’a intrigué. Au Canada, j’ai rencontré des sadomasochistes avec qui j’ai conversé. Il se peut que dans le cas de Joshua, une partie de l’explication puisse être le besoin de se faire punir pour le fait que son héritage est le résultat du viol de sa mère. Inconsciemment, il se sent responsable du comportement de son père. Cela dit, je crois que, comme tout phénomène psychique, la cause du sadomasochisme n’est pas tout à fait susceptible à une analyse rationnelle. 

F.M. Vous êtes maintenant professeur à la retraite, décidé à se consacrer à l’écriture. Quels sont vos projets d’avenir?

N.T. Évidemment, j’espère écrire d’autres romans. Il reste une panoplie de thèmes à explorer dans d’autres genres que le réalisme. Le mystère qu’est l’humanité m’obsède et alimente ma fiction.

F.M. Nigel Thomas, je vous remercie infiniment de nous avoir accordé cette interview, tout en vous souhaitant de bons livres à venir.

N.T. Merci beaucoup de m’avoir accordé tant de votre temps.